Pour cette première chronique, j’ai eu envie de m’attarder aux fameux « tops » des meilleures tunes metal qui ont été très présents ces dernières semaines (fin d’année oblige)… et qui représentent, selon moi, un intérêt et une pertinence bien mince pour plusieurs raisons. D’abord, regardez l’image ci-dessus. Au-delà du fait que j’ai bien ri lorsque je l’ai vue, son message reflète tout à fait le fond de ma pensée au sujet des tops musicaux : « il est impossible de les [les groupes] classer, parce que la musique est subjective et que tout le monde à des goûts différents ».
Cette subjectivité, comme on l’a vu avec l’image, est d’abord personnelle. En effet, les chroniqueurs partageant leur top seront attirés par différents styles (certains préférant le metalcore, d’autres, le black metal), ce qui aura une influence directe sur la classification en question. Ainsi, un chroniqueur peut effectivement présenter ce qu’il considère être les meilleurs albums metal de l’année, mais ça demeure toujours un choix assez personnel. J’emploie la formule « assez personnel », puisque cette subjectivité est aussi orientée par les lignes éditoriales des médias pour lesquels les chroniqueurs publient. Ainsi, le top metal 2020 du média indie Stereogum présente majoritairement du black metal atmosphérique, tandis que le top publié dans le média généraliste AllMusic offre une plus grande diversité de styles metal. Par ailleurs, lorsqu’on compare les tops de Stereogum, AllMusic, Kerrang et Decibel, on réalise que sur 60 albums metal retenus par ces médias, seulement 8 sont répertoriés dans deux tops à la fois. Par conséquent, peu de récurrences sont visibles. (Bien entendu, une comparaison comprenant davantage de tops permettrait d’avoir un aperçu plus juste, mais je crois que mon point demeure tout de même valide avec cet exemple). Mon avis sur la question est donc le suivant : si les chroniqueurs construisent des tops présentant leurs propres goûts musicaux subjectifs – tout en suivant des lignes éditoriales spécifiques – comment faire, en tant que lecteurs, pour s’y retrouver et avoir une idée des meilleures sorties de l’année? Je me fais aussi l’avocat du diable en soulevant cet autre questionnement : quel est l’intérêt de publier ce type de classification dans un tel contexte de subjectivité? Les goûts de ces chroniqueurs sont-ils si surs qu’il faille absolument les partager avec les internautes?
Mon deuxième inconfort en lien avec les tops provient du fait que dans la majorité des cas, les chroniqueurs ne présentent pas les critères sur lesquels ils se sont basés pour effectuer leur classement. Je conçois tout à fait que ces tops aient avant tout une fonction ludique et que tous ne souhaitent pas s’embarquer dans un processus intellectuel intense de classification. Pour plusieurs, un des intérêts premiers de faire de tels classements est de partager leurs coups de cœur selon leur « instinct ». Mais pour moi, qui croit que la logique est tout aussi importante que l’instinct, se baser sur ce critère m’apparaît insuffisant pour établir la valeur musicale d’un groupe… Ainsi, avoir un minimum de critères s’appliquant aux albums retenus (p. ex. l’originalité musicale, la virtuosité, le type de réalisation sonore) me semble nécessaire lorsqu’on veut présenter d’une manière plus objective ce qui est, à la base, complètement subjectif. (Alors, chers chroniqueurs qui lisez cet essai, si vous souhaitez parler avec votre cœur, s’il vous plait, mentionnez-le. Au moins, le lecteur sera informé de la complète subjectivité de votre top et l’acceptera comme tel).
Mon troisième inconfort avec les tops musicaux est en lien avec l’impossibilité de présenter un palmarès réellement représentatif des meilleurs albums de l’année. En effet, selon Metal Archives, 8452 full-length metal en provenance de 108 pays ont été lancés en 2020 (thumbs up au chroniqueur de Stereogum qui mentionne la quantité de sortie mondiale). Ainsi, pour vraiment présenter un top offrant un véritable éventail des sorties de l’année, il faudrait écouter l’ensemble des albums (soit 23 par jours), ce qui est humainement impossible. Mais cela ne m’empêche pas de me demander : comment faire pour donner l’heure juste sur les meilleures sorties de l’année sans avoir écouté ne serait-ce que la moitié de ces albums?
De plus, on peut aussi se questionner sur la représentativité géographique de ces tops. Reflètent-ils vraiment la multitude de pays desquels les albums parus proviennent? Retrouve-t-on plutôt une sorte de monopole où les pays producteurs de metal (je pense ici aux pays nord-américains et européens) demeurent avantagés dans les tops au détriment d’autres pays où le metal s’est développé plus tardivement? Dans le cas présent, les 60 groupes identifiés par les quatre médias mentionnés plus haut proviennent tout de même de 19 pays, ce qui semble un nombre relativement représentatif. Toutefois, certains pays demeurent surreprésentés (notamment les États-Unis avec 24 albums répertoriés sur 60), tandis que d’autres sont sous-représentés, tels que les pays d’Amérique latine (qui ont produit 9% des sorties mondiales de 2020) ou même ignorés, comme l’Asie (avec 9.5% de production annuelle de 2020). Donc, s’il s’agit de déterminer la qualité d’un album, le but n’est pas atteint, puisque certains groupes, en fonction de leur positionnement géographique, sont clairement avantagés. Outre la valorisation plus importante portée aux groupes en provenance des principaux pays producteurs, ce déséquilibre découle aussi d’autres éléments. Tout d’abord, il faut prendre en compte la popularité mondiale d’un groupe, qui, peu importe sa provenance géographique, réussira à faire parler de lui (comme c’est le cas avec The Hu en provenance de la Mongolie). Le fait qu’un groupe soit signé par une maison de disques importante peut aussi avoir une incidence sur sa visibilité à l’international. Enfin, la provenance géographique du média ou du chroniqueur aura aussi un impact sur la sélection privilégiée. En effet, on pourrait penser qu’un chroniqueur américain aura naturellement plus d’intérêt à s’attarder aux sorties américaines plutôt qu’aux sorties russes par exemple.
C’est en discutant de cette chronique avec un ami il y a quelques semaines – Stéphane Pageau, pour ne pas le nommer – que j’ai réalisé que ma position très critique sur les tops méritait d’être assouplie. Amateur de hard rock de la première heure et possédant une grande culture musicale, Stéphane n’a pas hésité à confronter mes positions avec des arguments très convaincants.
Comme il me l’explique, les tops des meilleurs groupes ou des meilleurs albums permettent entre autres de renforcer l’importance historique du genre musical. En fait, un top inclut souvent les groupes incontournables, ce qui permet d’ancrer ce genre dans une tradition (c’est là que l’image que j’ai incluse plus haut prend tout son sens ; Black Sabbath demeure un incontournable, et ne pas nommer ce groupe dans un top des meilleurs groupes metal reviendrait à prouver qu’on ne connaît pas bien ce genre). La présence d’un groupe phare apporte donc une crédibilité ou un argumentaire historique aux fans, le plaçant comme « valable » ou « digne d’attention ». Pour Stéphane, le top est donc une forme d’historiographie du genre.
Il ajoute aussi que le top participe au renforcement d’un certain sentiment d’appartenance, en particulier lorsque le groupe ou un album qu’on admire est nommé dans le haut de la liste. Ainsi, pour le fan, la présence d’un groupe qu’il affectionne est en quelque sorte une justification de son attachement pour ce groupe. Il perçoit alors son intérêt pour le groupe comme dépassant la simple réaction émotive et comme devenant une question de bon goût « objectif ». Le top est donc un outil permettant au fan de créer sa propre identité musicale à l’intérieur d’un genre.
Enfin, le dernier argument très pertinent de Stéphane sur le sujet : les tops ont une incidence positive sur l’industrie musicale et sur la visibilité d’un genre ou d’un groupe. En effet, le top sert en quelque sorte de gossip : il fait parler, il attire, il fait polémique. Il est donc objet de divertissement pour ceux qui veulent aller au-delà de la musique, tout en permettant de garder le consommateur « enveloppé » dans son marché. Ainsi, un fan de metal n’est pas exposé seulement à la musique metal, mais aussi au contenu SUR le metal. Le top participe autant à renforcer la culture que le ferait une critique d’album, une critique de show ou encore un article sur une déclaration d’un musicien.
Et toute cette conversation nous a ramenés aux propos de Michel Foucault (éminent philosophe français). Foucault avance que la « vérité » est une construction née du discours et que ce discours crée une doxa (une norme) à travers laquelle tout discours différent devient marginal et éventuellement exclu. Ça s’applique à tout. Les tops en sont le reflet. Il n’y a pas d’objectivité pour dire qu’un groupe ou un album est meilleur qu’un autre. Toutefois, il existe une compréhension commune, soit une norme, des meilleurs groupes ou albums. Cette compréhension commune est le résultat d’un discours duquel découlent des critères (succès, innovation, difficultés techniques, influence), ce qui permet de déterminer l’inclusion ou l’exclusion de certains groupes ou albums. Même si, d’un individu à l’autre et d’un top à l’autre, ce sera différent, la très grande majorité des tops se retrouveront dans une « zone » qui demeure plutôt alignée vers la norme socialement construite par les membres d’une scène musicale.
En somme, qu’on se positionne de manière critique face aux tops ou qu’on les accepte dans toute leur subjectivité, Stéphane m’a fait réaliser l’importance de la construction sociale s’en dégageant. Comme on dit, ce ne sont que les fous qui ne changent pas d’idée…
Par Méi-Ra St-Laurent, avec la participation de Stéphane Pageau